Photos Nina Contini-Melis
En écoute
Chant : Marie Faye, Eva Schwabe, Cyrius Martinez, Frédéric Faye
Son : Charles Frossard
Musique instrumentale jouée par 2 Revox
Kinopéra
Création en novembre 1996 à l’Espace Lumières à Epinay sur Seine
Un opéra pour le film muet Die Strasse (1923), quatre chanteurs et deux magnétophones
Argument
Kinopera s’inspire du procédé dénommé “film sonore”. Ce genre fut notamment florissant en Allemagne en 1908-09. Pendant la projection d’un film muet, un ténor costumé se plaçait devant l’écran et s’efforçait de synchroniser le mouvement de ses lèvres avec de la musique diffusée par un gramophone dissimulé. Le répertoire comprenait des airs d’opéra, des chansons populaires ou des parodies musicales sans rapport direct avec le film. Enthousiasmés par cette découverte dans l’ouvrage de Siegfried Kracauer, de Caligari à Hitler, nous avons conçu le projet Kinopera. Lors de la projection du film La Rue (Die Strasse 1923), quatre chanteurs (euses) interprètent une partition et s’animent devant l’écran. La partie instrumentale est, elle, diffusée par deux magnétophones.
Tourné en 1923 par Karl Grune, La Rue est un classique du cinéma muet. Il a pour thème central la Ville. L’imagerie expressionniste dans les intérieurs (ombres gigantesques, » jeu de sommanbule » des acteurs) alterne avec les scènes d’extérieurs, les paysages urbains et apocalyptiques. Le film a également comme caractéristique l’absence quasi totale de cartons et d’être constitué de longues séquences. Le livret, essentiellement en français, est constitué de textes d’auteurs expressionnistes écrits à la même époque que le film de Karl Grune et qui évoquent l’angoisse des grandes cités, le vertige des poètes devant les nouvelles métropoles, la vie nocturne.
Presse
La lettre du musicien, février 1997
Création : Kinopéra de François Ribac
Le terme prestigieux d’opéra désigne aujourd’hui des productions théâtrales et musicales fort diverses. Ainsi, Kinopéra de François Ribac superpose t-il le cinéma au théâtre, à la déclamation, à la chanson, dans la lointaine tradition des accompagnements de films muets. Sans être un chef d’œuvre absolu, le film de Karl Grune La Rue (1923), offre l’intérêt d’un traitement audacieux de l’image. On peut y voir un réservoir de clichés type de l’expressionnisme allemand : une telle esthétisation de la rue, de la foule et de la ville constitue dans le cadre du Festival “Vive le cinéma” organisé par le Conseil général de la Seine-Saint-Denis, ce que l’on appelle, en jargon politique un signal fort.
Les textes réunis par le compositeur et Eva Schwabe, quatorze poèmes d’auteurs allemands plus un de Verhaeren, soulignent l’image et donnent au film une profondeur qu’il n’aurait peut être pas lui seul.
Quand à la musique elle-même, fort habilement composée, elle ne se justifie que dans le rapport qu’elle entretient avec le spectacle et la mise en scène. Ribac utilise avec beaucoup d’imagination et sans esprit parodique des techniques venues de Kurt Weill ou des chansons berlinoises de cabaret, mais s’appuie également sur l’impact physique produit par les musiques répétitives, pour maintenir une pulsation dramatique constante. Il faut dire qu’il est bien servi par une équipe de chanteurs (Eva Schwabe elle-même, Marie Grenon, Frédéric Faye et Cyrius) qui trouvent d’emblée le ton juste, et par la mise en scène de Denis Krief, d’apparence très simple, mais d’une très grande précision dans le réglage des gestes, des mouvements, de la mise en espace.
(Epinay Sur Seine 14 novembre 1997)
Jacques Bonnaure
Libération, 14 novembre 1996
Kinopéra ou l’expressionisme revisité
À l’époque du cinéma muet, il y avait parfois de faux chanteurs, muets aussi (avec un gramophone dans les coulisses) et souvent de vrais musiciens, qui essayaient de caler leurs mesures sur le rythme de l’action -sans parler des grandes envolées lyriques. Le cinéma parlant s’en est souvenu (Ragtime, L’arnaque...), à partir de Scott Joplin. Mais là, il s’agirait plutôt du Dieu Baal ou d’un moderne Moloch, régnant sur les noires cités industrielles telles que les voyaient les expressionnistes allemands ou flamands. D’abord le film La Rue (1923), dérive d’un petit bourgeois qui s’enfonce dans les mystères et les misères fantastiques de la ville à la suite d’une prostituée (en copie neuve projetée à vitesse ad hoc).
Le livret, écrit par François Ribac et Eva Schwabe autour de poèmes, notamment de Verhaeren, est mis en musique par le premier et chanté par la seconde, entourée de trois autres voix. Ce chœur, accompagné d’une bande, « jouera » certains rôles en pleine lumière. C’est alors que l’on quitte l’évocation expressionniste : autour du film, évidemment en noir et blanc, vont se déployer les décors, les costumes et maquillages des chanteurs-comédiens, qui seront « fauves », contrastés et colorés. Autrement dit, on assistera à une manière de spectacle total ou bien deux spectacles mis en perspective, en complémentarité. Cette production de la compagnie Musiques en Scène partira en tournée nationale après la représentation de ce soir.
Marc Saint Simon
Frankfurter Allgemeine Zeitung, 21 janvier 1997
Als die Bilder singen lernten
François Ribac macht aus Karl Grunes Stummfilm « Die Strasse » eine « Kinopéra »
Die Strasse ist Filmstar geworden. In Literatur und Kino vorab des Expressionismus war die Strasse der Grosstadt mehr als bloss Ort, sie war eine Handlungsfigut, vielgestaltig, verlockend, vernichtend. Siegfried Kracauer sprach von den « Strassenfilmen ». Karls Grunes Stummfilm « Die Strasse » von 1923, für den Ludwig Meidner die Kulisse entwarf, zeigt dieses Eindringen grosstädtischer Aussenwelt ins Innen der Kleinbürgerstube schon in den ersten Bildern. Auf dem Sofa ruhend, betrachtet der Ehemann gebannt die auf der Wohnzimmerdecke tanzenden Schatten des bunten Strassenlebens drunten und widersteht nicht länger der Versuchung, sich selbst ins nächtliche Treiben zu werfen. Nur seine Frau bleibt zurück und schliesst oben weiterhin permanent Tûren und Kochtöpfe und stellt das Essen zum Warmhalten ins Ofenrohr.
Aus dieser Stummbilderfolge hat der französische Komponist François Ribac ein neues, originelles Werk mit dem Titel « Kinopéra » geschaffen. Statt einfach eine Begleitmusik zu Grunes Film zu schreiben, hat Ribac diesen zu einem musikalischen Divertimento für vier Sänger vor laufender Filmprojektion umgearbeitet. Die Darsteller agieren auf der Vorderbühne, als wären sie aus der Leinwand getreten. Anregen liess sich der Komponist unter anderem von jenen 3Tonfilm »-Vorführungen kurz nach 1900, bei denen, wie Kracauer beiläufig berichtete, ein Sänger vor der Leinwand mit den Lippen die Begleitmusik eines Grammophons mimte. Die von Ribac zusammen mit der deutschen Sängerin Eva Schwabe zusammengestellten Texte von Yvan Goll, Erich Mühsam, Georg Trakl, Georg Heym und anderen Autoren, die vom fragmentierten Individuum im modernen Stadtleben handeln, suchen die jeweiligen Filmszenen mehr zu verfremden als zu illustrieren. Die vom Tonband gespielte Musik, die ihre Anklänge an Kurt Weill nicht verleugnet, schöpft vor allem aus dem scharf rhythmisierten Stilrepertoire der Music Hall, lässt bald die Geigen zirpen, bald die Perkussion dazwischenfahren oder die Elektroorgel wabern und verschmäht auch nicht einzelne Originalgeräusche wie Tellerklappern oder Ballsaalgeraune.
So entsteht eine abwechslungsreiche, gefällige, meist fluide Musik – etwas zu fluide vielleicht, wenn sie vom Variété der zwanziger mitunter zu dem der siebziger Jahre hinübergleitet. Das mag dem insgesamt doch mehr romantischen als expressionistischen Film Grunes entgegenkommen. Etwas mehr schräge und schrille Kontrapunkte der Dissonanz hätten dem Werk aber nicht geschadet. Das wird in der geschickten Regie von Denis Krief teilweise wettgemacht. Die kantige, überspitzt emphatische, zugleich aber diskret unaufdringliche Gestik ist offensichtlich der Malerei und dem Theater des Expressionismus abgeschaut. Bald scheinen die vier ganz in schwarz gekleideten Sänger mit der Leinwand zu verschmelzen, bald heben sie sich scharf von ihr ab. Mit ihren abwechselnd solistisch und im Chor gesungenen Stücken agieren sie wie leibhaftig gewordene Filmuntertitel: Man schaut drauf und zugleich darüber hinweg.
Schade nur, dass in der grossen Eindrucksfülle dem Zuschauer vieles entgeht und man die Texte mitunter überhört. Wenn Grunes Film am Ende moralbeflissen ins Happy-End fiebert, der Mörder verhaftet, die kindliche Unschuld bewiesen ist und der Ehemann wieder bei der Ehefrau in der Stube sitzt, steuern die Sänger mit Emile Verhaerens Gedicht « Die Stadt » im Chor aus Leibeskräften dagegen. Unentwegt, so singen sie, schleiche der schwarzgekleidete Tod durch die Strassen und schiebe Schatten um Schatten im Dunst sich weiter über die Brücke. Die Aufführung ist gegenwärtig auf Tournee durch die Pariser Vorstädte.
Joseph Hanimann
Jeune Cinéma, novembre/décembre 1996
À propos du Kinopéra
Prendre un film muet –La Rue de Karl Grune (1923), monument de l’expressionnisme que chacun connaît mais que peu de monde visite-, chercher des textes pour aller avec- de Verhaeren à Georg Trakl et Ivan Goll-, composer une partition qui convienne à l’un et exalte les autres, convoquer quatre chanteurs-danseurs-comédiens et confier à un metteur en scène (Denis Krief) le soin de régler une chorégraphie éxécutée parallèlement à la projection, voilà ce qu’à imaginé François Ribac- et baptisé Kinopéra. Il retrouve par là les anciennes tentatives de “spectacle total” des années vingt, qui mêlaient théâtre, ballet et films, et dont il nous reste comme traces Le journal de Gloumow d’Eisenstein ou Entr’acte de René Clair. Essai réussi. Mis en perspective neuve, dépoussièré et réhaussé par quatre voix superbes, La Rue retrouve une dimension oubliée. Le Kinopéra tourne durant plusieurs mois en Ile-de-France, dans les salles du Thecif. Le spectacle vaut largement le détour.
Lucien Logette : Pour quelles raisons avez vous choisi un classique du cinéma expressionniste comme La Rue ?
François Ribac : Je m’intéresse beaucoup à l’Allemagne, je vis avec une Allemande Eva Schwabe, j’ai écrit deux opéras qui sont moitié en allemand, je lis beaucoup les écrivains allemands des années vingt et trente. Un jour, en lisant le livre de Siegfried Kracauer, “De Caligari à Hitler”, je suis tombé sur quelques lignes dans lesquelles il parle d’Oskar Messter et de ses films “sonores”, vers 1908, lorsqu’un ténor devant l’écran faisait semblant de chanter les morceaux joués par un gramophone.
Lucien Logette : À l’Exposition Universelle de Paris, en 1900, il y avait le photo-cinéma-théâtre. Mais ce n’est pas tout à fait la même chose que ce raconte Kracauer, qui parle de chansons et de musique jouées en même temps que le film et sans rapport avec lui.
François Ribac : Je me suis axé sur deux idées, celle d’une musique chantée avec un rapport relativement lointain avec l’image : d’après ce que l’on sait, c’était des airs de foire, des rengaines à la mode, des parodies. et d’autre part, le côté purement film d’opéra des phonoscènes, qui m’intéressait beaucoup. J’ai creusé un peu autour des pratiques de sonorisation des films ; j’ai commencé aussi à regarder du côté de la littérature. J’ai trouvé un livre de Gert Hofmann, le Conteur de cinéma, l’histoire de son grand-père Carl, bonimenteur de cinéma, qui parle devant les films et joue de temps en temps un peu de piano, “La Marche des Radetsky” en accompagnant… Caligari. Il est planté sur sa petite estrade, avec un bâton comme un professeur. Non seulement, il remplace les intertitres mais quand les acteurs arrivent, il dit ; “ça c’est Fritz Kortner, il a déjà joué trois films, est-ce que vous vous souvenez de lui dans tel autre ?”. Le roman raconte l’arrivée des nazis, et la disparition du cinéma film muet remplacé par les haut-parleurs, la fin d’un métier. C’est toute une culture qui s’en va. Ce qui m’intéressait là-dedans, c’est l’idée du bonimenteur, de la personne qui parle devant l’écran, et qui, extérieure au film, en fait des commentaires décalés. Comme l’idée d’écrire une musique instrumentale sur un film muet ne m’intéressait pas, j’ai voulu composer un opéra à partir d’un film. J’ai cherché chez les historiens du cinéma muet allemand un film à la charnière de ce que l’on appelle la “nouvelle objectivité”. J’ai lu plusieurs choses sur La Rue de Karl Grune. L’idée est venue de construire un livret avec des poètes expressionnistes, des constructivistes, ou même des précurseurs, dans lesquels on essaierait de trouver des textes pour illustrer les thèmes du film : la peur, la nuit, les prostituées, le dancing etc… C’est un film qui fonctionne beaucoup sur l’espace, sur les contradictions entre des espaces très ouverts et très sombres.
Lucien Logette : Revenons aux textes. Il ya des poèmes d’Emile Verhaeren et des contemporains et un texte moderne, celui d’Hervé Le Tellier.
François Ribac : Eva Schwabe et moi, nous cherchions des textes pour les différentes séquences du film, avec des points de vue divers, parfois en rapport direct : Verhaeren et et les villes tentaculaires, le début avec toutes les scènes d’extérieur, d’accumulation d’usines, de frénésie, de métropole. De temps en temps, on prenait des thématiques : l’aveugle, l’enfant, et son innocence ; on concentrait l’écriture vocale sur un personnage ou deux et je donnais un peu l’illusion que le personnage qui chantait parlait de l’intériorité du personnage qu’on voyait eu même moment sur l’écran.
Lucien Logette : Le seul défaut de l’ensemble Kinopéra, c’est sa richesse. On ne peut pas tout saisir en même temps, regarder l’image, écouter, regarder les acteurs. Et puis, à partir d’un certain moment, on se laisse porter, on a envie de le revoir une seconde fois pour saisir toutes les articulations.
François Ribac : L’idée c’était d’explorer toutes les pistes qu’on s’était données : le côté épique, Verhaeren, les villes ; l’identification partielle entre les chanteurs et les personnages ; le point de vue de l’extériorité complète. Il y a aussi cette idée du bonimenteur, des commentaires, et celle de faire jouer et parler les textes dans le film. On a même été plus loin, on a sonorisé la scène du bal, lorsque le héros sort du dancing et qu’il est suivi par les deux souteneurs. On a ajouté une ambiance, des bruits d’assiette, des conversations, de la musique de danse. Le personnage sort, s’éloigne, et comme dans un film parlant, le son s’amenuise petit à petit.
Lucien Logette : Combien de temps vous a t-il fallu pour régler tous les détails de Kinopéra ?
François Ribac : L’idée nous est venue il y a à peu près un an et demi. Il a fallu d’abord chercher le film, voir si ça coïncidait, lire les livres etc… Ensuite rechercher les textes. En plus, on a fait des recherches plastique, la peinture expressionniste berlinoise, le Blaue Reiter de Munich mais aussi des artistes moins connus comme Meidner, qui a fait les décors de la Rue, et tous les peintres du Bauhaus, peu connus en France, comme Schlemmer ou Feininger. Nous avons essayé de retrouver toutes les représentations de la ville entre 1910 et 1930 : Kirchner, La Nouvelle Objectivité, le constructivisme. Initialement, nous voulions que les chanteurs soient expressionnistes. Ils auraient le visage vert, ils seraient peinturlurés comme les figures de Kirchner ou de Schmidt-Rottluff. Quand on a commencé les répétitions, on s’est rendu compte que la moindre nuance de couleurs, y compris dans les projecteurs, rendait le projet complètement kitsh, et que le film était tellement fort que la seule chose que l’on pouvait faire était de supprimer toute couleur, même dans les éclairages. Il n’y a donc que des blancs froids et des blancs chauds. Le mérite de Denis Krief, dans sa mise en scène, a été de retrouver, dans la lumière et la gestuelle des chanteurs, toute la gestuelle berlinoise et globalement de la peinture expressionniste et constructiviste, en montrant aux comédiens les postures à reproduire à partir d’un Dix ou d’un Kirchner.
Lucien Logette : De quelle manière s’est organisé votre travail avec le metteur en scène ?
François Ribac : Il est arrivé avec un regard neuf, et il a construit l’essentiel de son travail sur le texte et la partition. En contrôlant toujours qu’il n’y avait pas de contre indication avec le film et sans essayer de le suivre. Ce qui fait qu’à certains endroits, quand il renchérit et tente un mimétisme total avec l’image, ça se voit d’autant mieux que le reste du temps, c’est hétérogène. Il a aussi initié des choses qu’on ne pensait pas faire, c’est lui qui a eu l’idée d’envoyer les chanteurs vers l’écran, de mettre en rapport les volumes et les proportions entre les comédiens et l’image gigantesque, alors qu’au début, nous pensions qu’il y aurait simplement une petite scène devant l’écran, avec des chanteurs fixes.
Lucien Logette : En écoutant votre musique, on ne peut pas ne pas être frappé par le rapport avec Kurt Weill. Quel rapport entretenez vous avec Brecht ?
François Ribac : Ma formation est essentiellement liée au théâtre, même si j’aime beaucoup le cinéma. Cela dit, je n’ai pas de relations particulièrement développées avec Brecht en tant que modèle dramatique. Mais j’ai des rapports revendiqués, très profonds avec Kurt Weill. Ça c’est certain.
Propos recueillis par Lucien Logette pour le mensuel Jeune Cinéma.